12
UNE sonnerie de trompettes éclata. Kickaha piqua des deux et gagna l’emplacement indiqué par les prévôts. Un prêtre vêtu d’une longue robe, le crâne rasé, le bénit. À l’autre bout du pré, un rabbin disait quelques mots au baron funem Laksfalk. Le champion yidshe était puissamment charpenté ; il portait une armure d’argent et un casque affectant la forme d’une tête de poisson. Nouvelle fanfare… Les deux adversaires se saluèrent de la lance. Kickaha fit passer la sienne dans la main gauche pour faire un bref signe de croix. (Il observait scrupuleusement les mœurs religieuses des gens parmi lesquels il se trouvait : c’était sa règle d’or.)
Pour la troisième fois, les trompettes sonnèrent, suivies par le tonnerre des sabots et les vivats des assistants. Les deux combattants se rencontrèrent au centre exact de la lice, et la lance de chacun d’eux heurta l’écu de l’autre en son centre exact. Le vacarme de leur chute fit s’envoler les oiseaux perchés sur les arbres voisins tandis que les chevaux roulaient à terre.
Les hommes des deux camps se précipitèrent pour ramener leur chef et haler les bêtes qui avaient l’une et l’autre le cou brisé. L’espace de quelques instants, Wolff pensa que le Yidshe et Kickaha étaient morts également car ils ne bougeaient pas. Mais le rouquin revint à lui. Il eut un pâle sourire et demanda : « Et l’autre ?
— Il va bien », répondit Wolff après avoir jeté un coup d’œil en direction du camp adverse.
« Dommage ! J’espérais bien qu’il ne nous causerait plus d’ennuis. Il n’y a que trop longtemps qu’il me retarde. » Kickaha ordonna à tout le monde, hormis Wolff, de quitter sa tente. Ses hommes obéirent mais visiblement à contrecœur et non sans regarder Wolff avec méfiance. Quand il fut en tête à tête avec son ami, le rouquin reprit la parole :
« Je me rendais au château de von Elgers quand je suis passé devant le pavillon de funem Laksfalk. Si j’avais été seul lorsqu’il m’a défié, je lui aurais fait un pied de nez et j’aurais passé mon chemin. Mais il y avait aussi des Chevaliers Teutoniques et je ne pouvais pas me permettre de me faire la réputation d’un lâche : les gens de ma suite m’auraient bombardé de trognons de choux pourris. Je suis obligé de me mesurer à tous les chevaliers du pays pour prouver mon courage. J’ai pensé qu’il ne me faudrait pas longtemps pour montrer au Yidshe quel était le plus valeureux des deux et que je pourrais ensuite prendre le large.
» Mais cela ne s’est pas passé comme ça. Les prévôts m’ont attribué la position numéro 3, c’est-à-dire que je devais affronter trois adversaires en trois jours avant le grand jeu. J’ai eu beau protester : rien à faire. Il m’a fallu me résigner. Tu viens d’assister à mon second combat contre funem Laksfalk. La première fois aussi, nous avons vidé les étriers. C’est déjà mieux que ce qu’ont fait mes prédécesseurs. Les autres sont fous de rage parce qu’un Yidshe a triomphé de tous les Teutoniques, moi excepté. Il en a déjà tué deux aujourd’hui et en a estropié un autre pour la vie. »
Tout en l’écoutant, Wolff avait débarrassé Kickaha de son armure. Le rouquin se dressa sur son séant, poussa un grognement, fit une grimace et demanda :
« Mais comment es-tu arrivé ici ?
— J’ai beaucoup marché. Mais je croyais que tu étais mort.
— Il s’en est fallu de peu. Quand je suis tombé dans cette espèce de puits, j’ai commencé par atterrir sur une saillie de la paroi. Elle a cédé et ses débris m’ont recouvert lorsque je suis arrivé en bas. Mais je suis rapidement revenu à moi et la couche de poussière sous laquelle j’étais enterré était peu épaisse, de sorte que j’ai échappé à l’asphyxie. Je suis resté sans bouger pendant un moment parce que les Sholkins étaient arrivés et examinaient le trou. Ils ont même lancé un javelot qui m’a raté d’un cheveu. Au bout de deux heures, je me suis dégagé. Ça n’a pas été facile, je te prie de le croire. Je m’enlisais dans la poussière et je dégringolais à tout bout de champ. Il m’a bien fallu dix heures pour m’en sortir. Mais toi, comment as-tu fait pour arriver jusqu’ici ? »
Quand Wolff lui eut fait le récit de ses aventures Kickaha fronça le sourcil.
« J’avais donc raison de penser qu’Abiru passerait voir von Elgers », dit-il. « Écoute, Bob… il faut nous en aller, et vite ! Est-ce que cela te plairait de donner une leçon à ce gros Yid ? »
Wolff protesta : il n’avait aucune expérience de ce genre de joutes ; c’était là un art dont l’apprentissage demandait une vie tout entière.
« S’il s’agissait de rompre une lance avec lui, ce serait un argument valable », rétorqua Kickaha. « Mais nous le défierons à l’épée et sans bouclier. On ne manie pas ces colichemardes comme une rapière ou un sabre. Pour cela c’est surtout la force qui compte, et ça te convient à merveille.
— Je ne suis pas chevalier. Tout le monde a vu que l’étais un roturier, un vagabond.
— Allons donc ! Figure-toi que ces chevaliers passent leur temps à errer, déguisés, par monts et par vaux. Je leur expliquerai que tu es un Sarrasin, un païen khamshem, mais aussi un bon ami à moi que j’ai sauvé d’un dragon ou n’importe quel autre conte à dormir debout. Ils le goberont, ne t’en fais pas. Je sais ! Tu es Wolff le Sarrasin : c’est le nom d’un chevalier illustre. Tu me cherchais sous un déguisement afin de me remercier de t’avoir sauvé des griffes du dragon et de t’acquitter de ta dette de reconnaissance. Je suis trop mal en point pour rompre encore une lance avec funem Laksfalk. Je peux à peine me remuer. Tu relèves le gant à ma place.
— Mais quel prétexte donnerai-je pour refuser de le rencontrer à la lance ?
— J’inventerai quelque chose. Par exemple, qu’un chevalier bandit t’a volé la tienne et que tu as juré de ne jamais te servir d’une autre lance tant que tu ne l’auras pas récupérée. Ils marcheront comme un seul homme. Ils font tous des serments absurdes du même genre à longueur de temps. Ils se comportent comme les chevaliers de la Table Ronde. Il n’y a jamais eu sur Terre de chevaliers de cet acabit, mais le Seigneur a dû prendre plaisir à les voir agir comme s’ils arrivaient tout droit de la cour du roi Arthur. Quoi qu’on puisse penser de lui par ailleurs, c’était un romantique. »
Wolff n’était pas enthousiaste mais il déclara qu’il était prêt à tout pour hâter le moment où ils pourraient se mettre en route pour le château de von Elgers. Comme l’armure de Kickaha était trop petite pour lui, on en apporta une autre, faite de plaques et de mailles bleues. Elle avait appartenu à un chevalier yidshe que le rouquin avait tué la veille. Les valets d’armes aidèrent Wolff à la vêtir, puis le conduisirent à son cheval, une superbe jument baie ayant appartenu, elle aussi, au vaincu, le burgrave oyf Roytfeldz. Wolff l’enfourcha sans grande difficulté. Les chevaliers avaient depuis longtemps adopté des armures légères et recouraient davantage à la cotte de mailles.
L’émissaire yidshe se présenta pour annoncer que funem Laksfalk acceptait le défi bien que Wolff le Sarrasin n’eût pas de lettres de crédit. Si le vaillant et honorable baron von Horst von Horstmann se portait garant pour lui, sa parole suffisait. Ce discours n’était qu’une simple formalité : le champion yidshe n’aurait pas songé un seul instant à ne pas relever un défi.
« La chose la plus importante ici, c’est de ne pas perdre la face », dit Kickaha qui était parvenu à sortir de sa tente clopin-clopant pour donner des conseils de dernière minute à son ami. « Mon vieux, tu ne peux pas savoir combien je suis heureux que tu sois là ! Je n’aurais pas pu supporter une nouvelle chute et je n’aurais pas osé me dérober ! »
À nouveau, les trompettes éclatèrent. La jument baie et le palefroi noir se précipitèrent l’un vers l’autre à bride abattue. Les deux cavaliers se croisèrent à toute vitesse et les épées sonnèrent l’une contre l’autre. Le choc fut tel que la main et le bras droits de Wolff en furent paralysés, mais, quand il se retourna, il vit que l’arme de son adversaire gisait sur le pré. Le Yidshe mettait vivement pied à terre pour la récupérer le premier, si vivement qu’il glissa et tomba.
Wolff tira sur les rênes et mit pied à terre à son tour en prenant son temps pour permettre à funem Laksfalk de se relever. Devant ce geste chevaleresque, des vivats montèrent des deux camps. Selon les règles du tournoi, en effet, Wolff avait le droit de rester en selle et de sabrer le champion désarmé.
À pied, maintenant, les deux adversaires se faisaient face. Le chevalier yidshe souleva la visière de son casque. Il était beau, avec une moustache épaisse et des yeux bleus très clairs. « Daignez me laisser voir votre visage, noble rival », dit-il. « Vous êtes un vrai chevalier, vous qui ne m’avez pas tué alors que j’étais désarmé. »
Wolff, lui aussi, souleva sa visière quelques secondes, puis les combattants s’avancèrent. Wolff frappa avec tant de vigueur que, à nouveau, le choc arracha l’épée de la main de funem Laksfalk qui, derechef, dévoila sa figure. « Je ne puis me servir de mon bras droit. M’autorisez-vous à me battre avec le gauche ? »
Wolff salua et fit un pas en arrière. Son adversaire empoigna le pommeau de son épée et frappa d’estoc de toutes ses forces. Pour la troisième fois, la parade de Wolff le désarma. Funem Laksfalk ôta son heaume. « Je n’ai jamais affronté champion qui soit votre égal », fit-il. « J’enrage de l’admettre, mais vous m’avez défait. Ce sont là des paroles que je n’ai jamais prononcées et que je ne pensais pas avoir à prononcer un jour. Vous avez la forme même du Seigneur.
— Restez en vie, gentil chevalier », répliqua Wolff. « Conservez votre armure et gardez votre cheval. Je désire seulement que mon ami von Hortsmann et moi-même puissions poursuivre notre route sans avoir à répondre à de nouveaux défis. Nous avons un rendez-vous. »
Le Yidshe ayant agréé à cette demande, Wolff rejoignit son camp où tout le monde lui réserva un accueil chaleureux, y compris ceux qui l’avaient traité dans leur for intérieur de chien khamshem. Kickaha, qui gloussait de joie, ordonna à ses gens de se préparer au départ.
« Ne crois-tu pas que nous irions plus vite sans nous encombrer d’une escorte ? » lui suggéra Wolff.
« Certainement, mais on ne voyage pas souvent sans sa suite, ici », répondit Kickaha. Puis il ajouta : « Oui, tu as raison, au fond. Je vais les renvoyer chez eux. Et nous allons nous débarrasser de toute cette ferraille qui nous fait ressembler à des locomotives. »
Ils chevauchaient depuis quelque temps quand ils entendirent tambouriner des sabots derrière eux : c’était funem Laksfalk qui avait lui aussi dépouillé son armure.
« Je sais, nobles chevaliers, que vous poursuivez une quête », commença-t-il, le sourire aux lèvres. « Abuserais-je en sollicitant la permission de me joindre à vous ? Ce serait un honneur pour moi. En outre, je considère que ce n’est qu’en vous prêtant main forte que je pourrai me racheter de ma défaite. » Kickaha jeta un coup d’œil à Wolff. « La décision t’appartient, Bob. Mais il a une attitude qui me plaît.
— Est-ce que vous vous engagez à nous apporter votre concours en toute circonstance, pour autant que ce que nous entreprendrons ne soit pas contraire à l’honneur, naturellement ? Il vous sera loisible de reprendre votre parole à tout moment mais nous vous demanderons de jurer sur ce que vous considérez comme le plus sacré de ne jamais aider nos ennemis.
— Je le jure par le sang de Dieu et sur la barbe de Moïse. »
Le soir, tandis que l’on préparait le bivouac dans un hallier au bord d’un ruisseau, Kickaha dit à Wolff :
« La compagnie de funem Laksfalk risque de compliquer les choses sur un point. Il va falloir, en effet, que tu enlèves la teinture qui te noircit la peau et que tu te coupes la barbe. Sinon, Abiru pourrait te reconnaître si jamais nous tombons sur lui.
— Un mensonge en entraîne inévitablement un autre. Tu n’as qu’à raconter à funem Laksfalk que je suis le fils puîné d’un baron qui m’a chassé sur la foi de fausses accusations lancées par un frère jaloux. Depuis, je voyage déguisé en Sarrasin mais j’ai l’intention de retourner au château de mon père – qui est mort entre-temps – et de provoquer mon aîné en duel.
— Fabuleux ! Tu es un second Kickaha ! Mais que se passera-t-il quand il sera au courant de l’existence de Chryséis et de la trompe ?
— Nous verrons alors ce que nous lui dirons. La vérité, peut-être : il aura toujours la possibilité de nous abandonner lorsqu’il découvrira que nous levons l’étendard de la révolte contre le Seigneur. »
Le lendemain matin, le trio arriva au village d’Etzelbrand. Là, Kickaha acheta quelques ingrédients au sorcier local et prépara une décoction destinée à dissoudre la teinture. Les trois cavaliers firent halte près d’un cours d’eau à quelque distance de la bourgade, et funem Laksfalk assista avec un intérêt qui se mua en stupeur, puis en méfiance, à la disparition de la barbe de Wolff et à son blanchiment.
« Par les yeux de Dieu ! Vous étiez un Khamshem et maintenant, vous pourriez passer pour un Yidshe ! » s’exclama-t-il. »
Sur quoi, Kickaha se lança dans un récit fort détaillé qui dura trois heures. Son ami, disait-il, était le fils bâtard d’une jeune Yidshe et d’un Chevalier Teutonique qui poursuivait une quête. Le chevalier en question, Robert von Wolfram, avait été reçu dans un château yidshe après s’être couvert de gloire dans un tournoi. La jeune fille du châtelain et lui étaient tombés follement amoureux l’un de l’autre. Puis le chevalier était reparti, jurant de revenir lorsqu’il aurait mené sa quête à son terme ; il laissait sa maîtresse, Rivke, enceinte. Hélas, von Wolfram avait été tué et Rivke avait dû porter le jeune Robert dans la honte.
Son père l’avait exilée dans un petit village khamshem où il l’avait condamnée à vivre jusqu’à la fin de ses jours. Elle était morte au moment de ses couches mais un vieux et fidèle serviteur avait révélé à l’enfant le secret de sa naissance. Celui-ci avait alors fait le serment que, lorsqu’il serait parvenu à l’âge d’homme, il se rendrait au château familial pour réclamer l’héritage qui lui revenait de droit.
Le père de Rivke était décédé et c’était son frère, un vieillard pervers, qui était le maître du domaine. Robert était décidé à lui arracher de haute lutte la baronnie s’il ne s’en dessaisissait pas de bon gré.
Quand Kickaha se tut, funem Laksfalk avait les larmes aux yeux.
« Je chevaucherai à vos côtés, Robert ! » s’exclama-t-il. « Et je vous aiderai à triompher de cet oncle félon. Ainsi rachèterai-je peut-être ma défaite. »
Plus tard, Wolff reprocha à Kickaha d’avoir raconté une histoire aussi fantastique et si abondante en détails que sa fausseté pouvait facilement éclater au grand jour. De plus, l’idée de tromper un homme tel que le chevalier yidshe lui était pénible.
« Balivernes ! » répliqua le rouquin. « Il était impossible de lui dire tout et il est plus aisé de forger un mensonge intégral qu’une demi-vérité. D’ailleurs, regarde comme il est content ! Et puis, je suis Kickaha, le kickaha, l’industrieux qui fabrique les phantasmes et la réalité. Je suis celui contre qui les frontières ne peuvent rien. Je les traverse en tout sens. On me croit mort et hop ! me revoilà, bien vivant, le cœur gai et toujours d’attaque. Je suis plus leste que ceux qui sont plus forts que moi et plus fort que ceux qui sont plus lestes que moi ! Rares sont les choses auxquelles je suis fidèle, mais là, je suis d’une loyauté à toute épreuve. Où que j’aille, je suis la fureur des dames ; les pleurs coulent quand je m’évanouis dans la nuit comme un fantôme roux. Mais les larmes sont aussi impuissantes à me retenir que les chaînes ! Je disparais. Où réapparaîtrai-je ? Et sous quel nom ? Bien malin qui peut le dire ! Je suis le taon qui harcèle le Seigneur. Il passe des nuits blanches parce que j’échappe à ses Yeux, les corbeaux, et à ses chasseurs, les gworls. »
Kickaha s’interrompit pour éclater d’un rire tonitruant. Wolff ne put que sourire en retour. Il était évident que le rouquin se moquait de lui-même. Pourtant, il était près de croire ce qu’il disait. Et pourquoi pas ? Ces propos n’avaient rien d’exagéré, en fait.
Une pensée en amenant une autre, Wolff se trouva pris dans une série de spéculations. Se pouvait-il que Kickaha fût le Seigneur déguisé en personne ? Il pouvait être amusant de courir avec le lièvre en même temps qu’avec la meute. Quoi de plus divertissant pour un Seigneur obligé de chercher avec acharnement la nouveauté afin de chasser sa mélancolie ? Bien des points d’interrogation demeuraient en ce qui concernait la personnalité de Kickaha.
Mais, comme il scrutait les traits de ce dernier dans l’espoir d’y découvrir quelque indice qui le mettrait sur la piste du mystère, Wolff sentit ses doutes se dissiper. Non, ce visage jovial ne pouvait être le masque d’un être à l’âme hideusement glacée qui jouait avec les vies humaines. En outre, l’accent et la façon de s’exprimer du rouquin étaient incontestablement ceux de l’État d’Indiana. Un Seigneur serait-il capable de les imiter avec tant de perfection ? Pourquoi pas, au fond ? Kickaha, c’était indiscutable, avait maîtrisé avec un succès égal d’autres langues et d’autres dialectes.
Telles étaient les pensées de Wolff tandis qu’il chevauchait, cet après-midi-là. Mais la chère, la boisson et l’esprit de bonne camaraderie qui régnait finirent par les chasser et, au moment de se coucher, il avait oublié ses soupçons. Les trois voyageurs s’étaient arrêtés dans une auberge de Gnazelschist où ils avaient mangé de bon appétit. À eux deux, Wolff et Kickaha avaient dévoré un cochon de lait rôti. Quant à funem Laksfalk, bien qu’il se rasât et professât des opinions libérales en matière de religion, il avait refusé de prendre du porc, viande interdite, et s’était rabattu sur du bœuf, encore qu’il sût que l’animal n’avait pas été tué selon le rituel kasher. On avait bu moult chopes de bière brune de fabrication locale – elle était excellente – et, entre deux rasades, Wolff parla au chevalier yidshe du but de ses errances, la recherche de Chryséis, dont il lui donna une version quelque peu tendancieuse. C’était là une noble quête, tout le monde en convint. Finalement, les trois compagnons, vacillant sur leurs jambes, étaient allés se coucher.
Le lendemain, ils prirent un raccourci à travers les collines qui leur ferait gagner trois jours – s’ils réussissaient à passer de l’autre côté ! C’était une route fort peu fréquentée et pour une bonne raison : la région était peuplée de bandits et de dragons. Les trois cavaliers pressèrent l’allure. Ils ne rencontrèrent pas d’hommes des bois et ne virent qu’un seul dragon, un monstre écailleux qui surgit d’un fossé à une centaine de mètres d’eux, grogna et disparut dans les fourrés de l’autre côté du chemin, tout aussi désireux que les humains d’éviter le combat.
Comme ils atteignaient la grande route au sortir des collines, Wolff s’écria soudain : « Il y a un corbeau qui nous suit !
— Oui, je sais, mais ne t’affole pas », dit Kickaha, « Ils pullulent, par ici. Je ne pense pas que celui-ci sache qui nous sommes. En tout cas, je l’espère sincèrement. »
Le lendemain à midi, ils entrèrent sur le territoire du Komtur de Tregyln. Vingt-quatre heures plus tard, ils arrivèrent en vue du château de Tregyln où demeurait le suzerain du lieu, le baron von Elgers. Wolff n’avait encore jamais vu château aussi grand. Fait de pierre noire, il se dressait au sommet d’une haute colline à un kilomètre et demi de la ville de Tregyln.
Ayant revêtu leur armure, les trois compagnons se lancèrent fièrement au galop, lance droite et guidon frémissant au vent, et s’arrêtèrent devant les douves. Un guetteur sortit de sa guérite et s’enquit poliment du motif de leur venue.
« Annonce au noble seigneur, ton maître, que trois illustres chevaliers sollicitent son hospitalité », répondit Kickaha. « Les barons von Horstmann et von Wolfram ainsi que le célèbre Yidshe, funem Laksfalk. Nous sommes à la recherche d’un grand de qualité qui nous prendra à son service pour combattre ou pour partir en quête. »
Le sergent d’armes lança un ordre à un subordonné qui traversa le pont-levis au pas de course. Quelques minutes plus tard, l’un des fils de von Elgers, un adolescent aux habits somptueux, surgit à cheval pour accueillir les visiteurs. Dans l’immense cour, Wolff vit des Khamshems et des Sholkins qui flânaient ou jouaient aux dés, et ce spectacle l’inquiéta. Kickaha le rassura :
« Ils ne nous reconnaîtront pas, ni toi ni moi. Remets-toi. S’ils sont là, c’est que Chryséis et la trompe ne sont pas loin. »
Après s’être assurés que l’on prendrait soin de leurs montures, les voyageurs gagnèrent les appartements mis à leur disposition, se baignèrent et enfilèrent les riches habits que von Elgers leur avait fait tenir et qui ne différaient guère, observa Wolff, des costumes que l’on portait an XIIe siècle. Les seules innovations dénotaient une influence locale.
Quand ils pénétrèrent dans la vaste salle à manger, le festin battait son plein. Le vacarme était assourdissant. La moitié des convives titubaient, et les autres ne bougeaient pas parce qu’ils avaient dépassé le stade où ils pouvaient encore remuer. Von Elgers parvint néanmoins à se lever pour saluer ses hôtes. Courtoisement, il l’excusa d’être dans un état pareil à une heure aussi peu tardive.
« C’est que nous avons la visite d’un Khamshem qui nous a apporté des richesses inattendues, et nous en dépensons un peu pour fêter l’événement. »
Il se tourna si précipitamment pour présenter Abiru au trio qu’il faillit tomber. Abiru s’inclina. Ses yeux noirs scintillèrent comme la pointe d’une épée quand il examina les trois hommes. Il arborait un large sourire mais c’était un sourire machinal. Lui seul avait l’air d’être à jeun. Kickaha, Wolff et funem Laksfalk prirent place sur les sièges abandonnés par leurs premiers occupants qui avaient sombré dans l’inconscience. Ils se trouvaient à côté d’Abiru qui semblait désireux d’engager la conversation. « Si vous cherchez à louer vos services », commença-t-il, « vous avez frappé à la bonne porte. Je paie le baron pour être escorté mais quelques épées de plus seront toujours les bienvenues. La route à suivre pour parvenir à ma destination est longue, ardue et semée de périls.
— Quelle est donc votre destination ? » s’enquit Kickaha. À le voir, on eût pensé que ce n’était là qu’une question de pure forme et qu’il se désintéressait d’Abiru car il détaillait d’un regard enflammé la blonde beauté qui lui faisait face.
« Il n’y a pas de secret. Le seigneur de Kranzelkracht est, dit-on, un homme très étrange, mais l’on prétend aussi qu’il est encore plus riche que le Grand Sénéchal de Teutonie en personne.
— C’est la vérité et je puis en témoigner », renchérit Kickaha. « J’ai vu ses trésors de mes propres yeux. On affirme que, il y a fort longtemps de cela, il eut la témérité d’encourir le déplaisir du Seigneur en gravissant la montagne pour passer en Atlantide. Il revint avec un sac de joyaux qu’il avait dérobés au Rhadamanthe lui-même. Par la suite, von Kranzelkracht arrondit encore ses richesses en s’emparant des États limitrophes du sien. Selon les rumeurs, le Grand Sénéchal s’en inquiète et il songerait à lever une croisade contre lui. Il l’accuse d’être un hérétique. Mais si von Kranzelkracht en était un, le Seigneur ne l’aurait-il pas depuis longtemps déjà frappé de sa foudre ? »
Abiru inclina la tête et se toucha le front du bout des doigts.
« Les voies du Seigneur sont mystérieuses. Et qui, en dehors de lui, connaît la vérité ? En tout cas, mon dessein est de me rendre auprès de von Kranzelkracht avec mes esclaves et certaines marchandises. Je compte retirer un profit considérable de cette expédition et les chevaliers assez hardis pour m’accompagner dans cette aventure en reviendront cousus d’or – et couverts de gloire, cela va sans dire. »
Abiru s’interrompit pour boire une gorgée de vin et Kickaha en profita pour souffler à l’oreille de Wolff ; « Cet individu est aussi menteur que moi. Son intention est de nous utiliser pour l’escorter jusqu’à Kranzelkracht qui est situé près de la base du monolithe. Une fois-là, il gagnera le niveau atlantéen avec Chryséis et la trompe, en échange de quoi il espère bien recevoir des bijoux et de l’or gros comme une maison. À moins que le jeu qu’il mène ne soit encore plus subtil que je le pense… »
Kickaha porta sa chope à ses lèvres et but longuement – ou fit mine de boire. Enfin, il reposa brutalement le récipient sur la table. « Que je sois damné si cet Abiru n’a pas quelque chose de familier ! J’ai eu cette bizarre impression la première fois que je l’ai rencontré mais j’ai eu trop à faire pour m’interroger là-dessus. Maintenant, je suis sûr de l’avoir déjà vu auparavant. »
Wolff rétorqua que cela n’avait rien « d’étonnant : combien de figures le rouquin avait-il entrevues en vingt ans de vagabondage ?
« Tu as peut-être raison » murmura Kickaha. « Mais je n’ai pas le sentiment qu’il s’agissait d’une relation superficielle. J’aimerais rudement lui arracher la barbe ! »
Abiru se leva et s’excusa d’avoir à se retirer : c’était l’heure où il devait faire ses dévotions au Seigneur et à sa divinité personnelle, Tartartar. Il reviendrait après la prière. Von Elgers chargea alors deux hommes d’armes de l’accompagner jusqu’à ses appartements et de veiller à sa sécurité. Abiru s’inclina et remercia son hôte de montrer tant de considération envers sa personne.
Wolff ne se laissa pas tromper par la courtoisie du baron : von Elgers n’avait pas confiance en Abiru et ce dernier ne l’ignorait point. En dépit de son ivresse, le baron se rendit compte de tout ce qui se passait, et s’il y avait quelque chose d’anormal, cela ne lui échapperait pas.
« Oui, ton jugement est exact », approuva Kickaha. « Ce n’est pas en tournant le dos à ses ennemis qu’il a conquis une telle position. Mais tâche de ne pas manifester ton impatience, Bob. Nous avons une longue attente en perspective. Fais semblant d’être soûl, courtise les dames. Mais ne disparais pas avec une de ces beautés. Nous ne devons pas nous perdre de vue si nous voulons nous éclipser de concert quand le moment sera venu. »